Julien Bernard témoigne: "Avoir accompagné Contador, c'est une grande fierté."

Julien Bernard témoigne: "Avoir accompagné Contador, c'est une grande fierté."

S’ils avaient encore été 1 de moins, le destin eût pu être facétieux, car ils auraient ainsi pu jouer le remake des 7 mercenaires. C'eût été sans doute dans le ton du surnom du désormais retraité, Alberto Contador, El Pistolero, et les journalistes s’en seraient donné à cœur joie. De qui s’agit-il donc ? Des 8 coureurs de l’équipe Trek Segafredo qui posent sur la photo, l’index tendu en forme de revolver, un soir de fin d’été à Madrid. Combien sont-ils, ceux qui auraient voulu accompagner le modèle de toute une génération ? Julien Bernard s’imaginait-il, 10 ans plus tôt devant la télé, qu’il accompagnerait ce sportif pour son chant du cygne professionnel. Assurément pas ! Et pourtant…


« On a tous pris un petit coup au moral ce jour-là. »

 

C’est seulement après le Tour de Pologne que l’équipe Trek-Segafredo vient à envisager avec Julien Bernard sa possible participation à la Vuelta 2017. Tout d’abord inscrit sur la liste des remplaçants, il se voit mis en balance avec Ruben Guerreiro. Lequel décline le poste, ne se sentant pas prêt à affronter le Tour d’Espagne. C’est ainsi que pour la première fois, Julien Bernard va doubler Giro et Vuelta, lui qui s'apprêtait plutôt à traverser une nouvelle fois l’Atlantique pour concourir sur les canadiennes. Cette fois, ce sera un rôle différent de celui du Giro qui lui sera attribué. Sur la course Italienne, il faisait partie de la garde rapprochée de Bauke Mollema, mais sur le Tour d’Espagne, ce sera un poste de grégario qu’il occupera : « Mon rôle se situait avant la montée. On avait déjà une équipe de grimpeurs avec Hernandez ou Pantano pour épauler Alberto. Moi je devais être passe-partout, notamment sur la première semaine où il avait fait très, très chaud. Je devais aller à la voiture pour les ravitos, les bidons. Mon rôle était tout simplement de prendre soin de Contador dans un premier temps et du reste de l'équipe dans un second temps ». Un rôle de coéquipier classique, d’autant plus facile à accepter pour le jeune grimpeur que les jambes ne sont pas là.

Car erre en ce début de tour, un mal funeste qui frappe Trek Segafredo, et va avoir raison de John Dekenkolb. Et du podium d’Alberto Contador par la même occasion.

Sur les pentes de la 3e étape qui mène à Andorre, celui qui partage sa chambre avec Edward Theuns souffre, il est malade. Lui le grimpeur se voit relégué au sein du peloton dont il peine à suivre le train : « Ça ne m'était jamais arrivé d'être aussi mal sur un vélo. On se pose vite des questions comme  ”Est-ce que je tiendrai l’étape du lendemain ou pas ?” Heureusement le staff m'a encadré et m'a remobilisé ». Malheureusement, la souffrance n’est pas que l’apanage du seul bourguignon en ce lundi 21 août. Les Trek-Segafredo sont tous atteints à des degrés divers de ce virus passager. Pire, le Pistolero vacille et perd 2’33 sur Vincenzo Nibali, terminant 37e : « Et on a tous pris un petit coup au moral ce jour-là. » Combien sont-ils, à ce moment-là de la course, à espérer un résultat honorable de l’espagnol ?

En tout cas il en est un qui y croit toujours. Il s’agit d’Alberto Contador, qui prend la parole devant l’équipe sitôt l’étape terminée : « Tout de suite celui qui a réussi à nous remobiliser et à nous remettre dans le droit chemin c'est Alberto. Il nous a dit qu'il fallait toujours croire en ce qu'il était capable de faire, et qu'il pouvait toujours terminer sur le podium, malgré tout ». Une telle affirmation venant de n’importe quel autre coureur eût pu prêter à sourire. Mais il ne s’agit pas là d’un simple coureur : « Bien sûr je l'ai cru sur le moment. C’est Alberto Contador il ne faut pas oublier ! On a tous toujours cru en lui ». Et bien leur en prend car les lendemains chantent et voient le Pistolero entamer une prodigieuse remontada, à coup d'offensives à n’en plus finir.

 

« Les attaques, c'était 100 % spontané. »

 

De son côté, l’orage qui pesait sur les épaules de Julien Bernard n’est plus qu’un lointain souvenir et il peut désormais s’atteler à nouveau à la tâche qui lui est dédiée. Ce qu’il fait avec un altruisme remarquable, livrant des centaines de bidons à ses coéquipiers, allant même jusqu’à en oublier de se ravitailler lui-même. Ces efforts ne sont rien en comparaison avec la chance qu’il a de faire partie de la grande histoire, témoin privilégié de la course : « On avait tous conscience de la chance d‘être dans cette équipe, sur ce Tour à la saveur particulière. On en parlait avec Jérémy (ndlr : Maison) qui me disait qu’il m’enviait de pouvoir vivre ça. J'ai vraiment essayé d'en savourer chaque instant ».

Voilà désormais que Contador grignote jour après jour. Nul ne sait quand il va placer l’estocade, mais tous appréhendent, car elle peut surgir à tout instant :« Il faut me croire quand je dis ça, mais toutes les attaques, c'était 100 % spontané ! On n’a jamais fait de briefing pour prévoir les attaques à des endroits précis, c'était souvent quand il le sentait. Nous on devait le protéger jusqu'au moment où lui décidait de partir ». L’espagnol est avant tout un guerrier, de ceux qui ne lâchent jamais rien et pour qui le parfum d’un top 10 sans panache n’a que trop peu d'intérêt, encore plus s’agissant de l’acte final de sa carrière : « Jusque dans le bus, il nous disait qu'il voulait qu'on se souvienne de lui comme quelqu'un qui a toujours attaqué, qui a toujours été de l’avant ». Il s’élance sur les routes montantes espagnoles, en danseuse, fendant ainsi le bitume. Risquer de tout perdre pour tout gagner, combien sont-ils, au sein du peloton des favoris, à penser le cyclisme de la sorte ?

L’ambiance au sein du groupe est propice à faire de ce Tour un "Grand Tour". Contador y contribue fortement. Pas le plus expressif du groupe, non, mais grand professionnel (« Il respecte toujours les règles de vie de l'équipe, c'est quelque chose qui marque. Il est toujours à l'heure pour aller manger et ne rate jamais un repas avec nous ») et grand leader, il appartient à la classe de ceux que l’on suit tout naturellement, sans qu’il n’ait à imposer sa volonté. Pas le genre à ne pas exprimer sa gratitude à ceux qui se sacrifient pour lui :« C'est quelqu'un qui sait remercier ses coéquipiers. Quand il n’avait pas pu nous voir à cause d'un contrôle ou du protocole, il faisait le tour des chambres pour parler un peu de la journée et pour nous remercier. Il n’y a pas une étape où il n'a pas fait ça ». Ce sont ces attentions qui contribuent à bâtir la légende des grands champions dans, mais aussi en dehors du vélo.

Et les bons résultats du Pistolero contribuent à accentuer l’emballement autour du coureur.: « En témoigne le nombre de gens qu'on avait autour du bus tous les jours », qui enchaîne les top 10 après la 10e étape. Ils se passe quelque chose, un frémissement d’excitation qui parcourt l’échine des spectateurs. L’irréalisable se pourrait-il envisageable ? Il règne alors chez les hommes en rouge et noir comme le parfum d’un cocktail de bonne humeur et de sérénité que provoquent ces résultats : « Tout le monde participait, personne n'était mis de côté. Le soir à l'hôtel on restait souvent très longtemps ensemble à parler. On était vraiment soudés ». Au point de communiquer cette humeur au sein du peloton, et d’entamer, devant l’œil des caméras longeant le peloton, une chorale endiablée sous les airs de “la Bamba“, sous le regard amusé d’Alberto Contador : « Une scène à l’image de notre Vuelta ».

 

« Difficile à croire que l'on puisse vivre des émotions comme ça via quelqu'un d’autre »

 

Les journées s'égrènent tandis que le leader de la Trek-Segafredo grignote au général. Mais une défaillance sur la longue montée de la Sierra Nevada enterre définitivement l’infime chance qu’il lui restait de pouvoir l’emporter. Il tente alors un coup de force sur la montée finale de Los Machucos mais il échoue de peu à glaner là un premier bouquet pour le peuple espagnol, qui en est privé jusqu’alors. Cela étant, il progresse au classement général, tant est si bien qu’il est 4e du général au vendredi soir… le podium est à portée de tir en ce samedi matin qui mène les coureurs vers la monstrueuse montée de l’Anglirü. Une fois n’est pas coutume, le scénario est préparé à l’avance et une stratégie d’équipe mise en place puis respectée à la lettre. A l’entame de la montée, les équipiers et Julien Bernard se relèvent, ils ont fait leur boulot. Charge au futur retraité de conclure : Le pistolero prend son envol, tandis que les sens de Julien Bernard et consorts sont quasi-exclusivement orientés vers l'ouïe, malgré la difficulté présentée par les pourcentages fous :« On a vécu tout ça à l'oreillette derrière. Dans ces moments-là, les jambes, tu ne les sens même pas. Quand tu montes, tu es accroché à l'oreillette pour savoir ce qui se passe devant et savoir qui gagne. C'est difficile à croire que l'on puisse vivre des émotions comme ça via quelqu'un d'autre...J'ai ressenti tellement de fierté ! ». L’euphorie de la montée, les voix hurlantes dans l’oreillette, le ballet des motos aux fumées noires et la foule qui les harangue, tandis qu’ils traversent des virages à plus de 20%… puis le frisson. Le Pistolero a tiré sa dernière cartouche sur l’Angliru, une cible de choix qu’il a atteint en plein cœur. L’une des plus belles balles :« Cette journée-là, c'est l'un des plus beaux moments que j'ai vécu sur un vélo. Quelque chose qui restera gravé à vie ».

Le lendemain c’est dimanche, la fin de la Vuelta, l'épilogue de la vie d'athlète d’un cycliste qui aura tant marqué sa génération, malgré sa part d’ombre. Le peloton le sait et le reconnait : « J’ai vu beaucoup de gens le remercier, beaucoup de coureurs le féliciter et lui souhaiter une bonne retraite...ça montre à quel point c'était quelqu'un d'important et d’apprécié ». Le pistolero et son maillot blanc traversent seuls, l’espace d’un tour, la large route du circuit final. Sourire aux lèvres mais crispé, que l’on devine propice à dissimuler l’émotion qui le saisit sur le moment, il salue ses supporters et les téléspectateurs. Les applaudit. Rarement champion a eu droit à pareils adieux. Une fois le sprint final achevé, c’est avec son équipe, ses 7 mercenaires à lui qu’il entame à nouveau un tour d’honneur, drapeau d’Espagne au bout les bras, alors que la nuit tombe sous les phares des motos. Un moment forcément marquant : « Quand on a passé la ligne, qu’on a fait le tour d'honneur avec Alberto avec nous, qu’il a fait ses adieux, tout le monde était là pour l'accueillir et lui dire au revoir…un super moment de ma Vuelta où j'ai pris beaucoup de plaisir ! L'avoir accompagné jusqu'au bout, c'est une grande fierté pour moi et ça restera un moment fondateur de ma vie de coureur ».

 

« Alberto Contador était un grand homme et un grand coureur»

 

Les cyclistes rouges et noirs quittent à peine leur vélo désormais à l'arrêt et les voilà absorbés par les supporters qui s'amassent autour du bus. A tel point qu’il leur faut trouver une échappatoire. Ce sera le toit du bus, où, telle une équipe de foot célébrant une victoire lors d’un mondial, ils vont faire la fête avec les nombreux supporters qui peuplent la place alors bondée : « C'était incroyable de voir tout ce monde qui était là, pour voir une dernière fois Contador. A voir l'émotion des gens du fait que ce soit sa dernière on se rend compte à quel point Alberto Contador était un grand homme et un grand coureur. C’était quelqu'un qui a vraiment fait beaucoup de bien au vélo et pas mal de monde le regrettera pour le spectacle qu’il apportait à la course ». La nuit s'achève à Madrid. Contador n’est plus coureur désormais. Qui pour le remplacer, lui dont le cyclisme a eu tellement besoin pour faire vibrer la foule ? « Il y a un coureur qui me fait beaucoup penser à lui, c'est Warren Barguil. Il a un peu cette même attitude de vouloir attaquer et faire le spectacle. C’est quelque chose qu'il aime aussi. Oui, c'est peut-être lui le futur Contador ».

Julien Bernard, tel Sam Gamegie après avoir quitté un Frodon Sacquet s’en allant vers les Terres Éternelles de Valinor, est désormais de retour en terre de Bourgogne. Content d’avoir vécu cette expérience, satisfait également d’enfin pouvoir poser ses valises dans sa région. Terminées, les clameurs d’une foule admirative et les montées d'adrénalines, place au calme désormais : « Ça faisait 7 semaines que je n'étais pas rentré, il y avait le tour de Colorado et le Tour de Pologne avant la Vuelta. Le calme revient un peu et on en profite pour se rappeler des bons moments. On est content de retrouver enfin une vie normale avec ses amis et sa copine ». Un répit de courte durée, car il lui faut bientôt refaire les valises pour un ultime voyage en Italie où l’attendent les classiques d’automnes, avant de clôturer cette saison toute particulière.

Planera alors sur le peloton, les quelques mois qui suivront, l’ombre de l’arme la plus redoutable d’Alberto Contador. Non pas ce revolver, mimé du bout de l’index, mais cette danseuse jaillissante, si particulière et redoutable, qui n'appartenait qu’à lui. “Les grands danseurs ne sont pas grands à cause de leur technique ; ils sont grands à cause de leur passion*

Si tel est le cas, alors, on peut le dire, El Pistolero faisait bien partie des grands !

 

Propos recueillis par Bertrand Guyot

 

*Martha Graham

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